L’été dernier, sitôt que j’ai eu commencé de lire à voix haute Une somme de souvenirs à ma mère nonagénaire, elle m’a dit : « Ne me montre pas les images tout de suite, c’est formidable, je vois chaque scène ».

Effectivement, l’auteur nous offre un récit imagé qui se suffit à lui-même sauf que pour certains publics non acquis à la lecture, le temps d’écoute semblera long. Pour maintenir l’attention, j’ai imaginé des rôles tenus par des personnes du public : un interviewer qui interpelle le narrateur et des lecteurs pour lire les souvenirs de Monsieur Wilson, tels que les clients les ont découverts à la braderie de la rue Little.

La chance a voulu qu’en tournant la scène aux ateliers Lelouch à Beaune avec deux apprentis, il y avait ce jour-là trois stagiaires, Benjamin, John et Floriane et que Zihan, élève de CM2 à Beaune était disponible. Dommage qu’on n’ait pas eu comme à Givry (71), une candidate de 9 ans pour jouer la petite fille de Mr Wilson car de profil il est impossible de me faire passer pour une enfant que je ne suis plus depuis si longtemps, encore qu’à se nourrir de littérature-jeunesse (mais pas que !) on reste jeune !
Véronique M Lombard

Le Jardin du dedans-dehors, inspirée à Chiara Mezzalama (portrait ci-contre) par son enfance, est un album atypique sur le fond et dans la forme.

Des professionnels ne s’y sont pas trompés en lui attribuant le prix Sorcière 2018 ou en le choisissant pour 1, 2, 3 albums au risque de laisser des lecteurs sur le bord du chemin parce que « ça ressemble à une BD sans en être une ! » ou que  » ça passera au-dessus de notre public qui ne connaît rien à la guerre en Iran en 1980 !  »

Comment donner une chance à l’album d’être compris sinon apprécié ? En mettant en avant dans la lecture épicée deux lignes de force :
– narrative : la rencontre entre deux enfants, l’Italienne, fille d’ambassadeur et l’Iranien, peut être un fils de mollah, parenthèse enchantée à portée symbolique sur la notion de murs, ceux qui nous enferment, ceux qu’on se crée, ceux qu’on brise , etc.
graphique : à chaque univers sa couleur, le vert pour le jardin et la paix, le rouge pour la ville en guerre.

De là l’idée de dérouler l’histoire sur un plateau de jeu, avec les auditeurs installés tout autour de la table (pas seulement sur les côtés pour le besoin du tournage). Le résultat fait effet.  Agnès, animatrice dans un foyer d’adultes handicapés nous a avoué que cette lecture épicée jouée par Delphine sa collègue d’un établissement voisin avec qui elle voyage, a été une révélation. Dire qu’elle a failli laisser de côté l’album alors que la lecture participative et imagée a marqué les résidents confrontés à tant de murs !
VML

Réactions des créatrices de l’album :
Chiara Mezzalama, l’auteure : C’est tellement émouvant ! Une super idée pour animer un atelier.

Caroline Drouault, l’éditrice : J’avoue que j’ai été profondément émue en réécoutant le texte. Bravo, c’est remarquable. 

Pour chaque album sélectionné pour 1, 2, 3 albums, Livralire imagine une lecture collective dynamique, partielle ou complète, brute ou mise en scène, appelée lecture épicée.

Les 50 personnes qui ont participé cet hiver aux 3 ateliers de lecture épicées s’accordent à dire que, dans ces journées de travaux pratiques, on apprend autant à regarder les autres qu’à faire et qu’une lecture épicée réussie est une lecture qui :
– entraîne sans effort l’auditoire dans un récit
– éclaire l’histoire en mettant en avant un ou plusieurs aspects
– donne envie de lire soi-même l’album ou de regarder les illustrations de plus près.

L’impact tient en partie aux conditions de réalisation :
1/ Le placement du public : vérifier que chacun est bien installé et voit correctement et complètement.
2/ Le décor : éviter les fonds chargés ou animés  (la rue) qui distraient. Si besoin mettre une toile unie en fond.
3/ La manière de tenir le texte papier : faire en sorte que les feuilles de texte ne fassent pas écran (ne pas les tenir devant les yeux). Les installer derrière le pupitre ou chevalet où sont présentés les visuels, sur ses genoux (quand Ruby raconte son enfance sur une chaise face au public / pour la lecture du Jardin du dedans-dehors), à plat  (Une somme de souvenirs), dans la main (début du Maître d’école).

 

4 / Le découpage : si l’on est plusieurs à lire le texte, faire un découpage qui corresponde aux séquences narratives. Exemple joint : le découpage à deux voix proposé par deux voyageuses pour Le jardin du dedans-dehors.
5/ L’installation des voix associées : si l’auditoire est important, et pour qu’on les entende bien, installer les lecteurs associés plutôt de biais sur le côté que dans le public au premier rang.
6/ Préparation : si son public est hésitant par rapport à la lecture, donner d’une séance à l’autre une partie du texte à préparer. Exemples : les souvenirs de Monsieur Wilson dans Une somme de souvenirs/ Les textes des différents protagonistes dans la Princesse aux mille et une perles.

VML

A la résidence mutualiste du Parc à Genlis (21), après la lecture épicée avec les bibliothécaires d’Une somme de souvenirs, nous avons proposé aux auditrices d’illustrer les souvenirs de Monsieur Wilson. J’avais préparé des visuels leur correspondant : désert, guerre, soirée tango, fête foraine, remise des diplômes.
Chaque dame a découpé les éléments et fait sur une feuille de couleur une composition visuelle dotée de commentaires personnels. L’ensemble a été affiché dans le hall de la résidence.

Charlène, animatrice

Pour fidéliser les publics non captifs, aux rendez-vous lecture, voilà une idée qui a déjà fait ses preuves : faire passer au courrier (boîte aux lettres, chambre, main à la main à la fin d’une rencontre) une invitation, éventuellement manuscrite, qui annonce la prochaine lecture, en indiquant lieu et heure. Exemples d’accroches, avec ici pour mémoire en italiques, le titre correspondant :

Mardi 5 mars, venez, faire un tour au vide-grenier de la rue Little. Monsieur Wilson a des choses peu banales à vendre ! Une somme de souvenirs.

Le mardi 12 mars : déambulation dans les rues de Paris avec trois enfants auxquels un artiste généreux apprend à regarder et dessiner. Mille dessins dans un encrier.

Question du 19 mars : le dimanche est-il un jour comme les autres ? Un air de liberté à Congo square

Le 26 mars, séquence évasion : randonnée à cheval avec Kouliney à la recherche de perles de sagesse. Princesse aux 1001 perles.

Question du 2 avril : un enseignant peut-il nous faire aimer l’école ?  Le maître d‘école.

Invitée du 9 avril : Ruby Bridges, première enfant noire admise à l’école des blancs aux Etats-Unis en 1960. Ruby tête haute.

Surprise du 16 avril : rencontre improbable dans un jardin merveilleux. Le Jardin du dedans-dehors.

Mardi 23 avril, séquence sentimentale. Nous sommes traversés par des sentiments agréables comme la joie, violents comme la colère, angoissants comme la peur, déstabilisants comme la surprise. On en partagera chacun une, bonne ou mauvaise. Le labyrinthe de l’âme.

VML

Pour ceux et celles qui voudraient la partager, voici une déclaration d’intérêt pour la lecture de Christine TAUBIRA, qui avait été lue aux lancements  d’1, 2, 3 albums à l’automne 2018.  

Les hommes et les femmes qui décident de consacrer des nuits et des jours, des ans et des sueurs du front et de l’âme, à écrire des romans ou des récits, des nouvelles ou des contes, des poèmes ou des fragments, fictions ou confessions, le font pour nous parler. Quoi qu’ils disent. Y compris les grincheux. Ils entrouvrent leur monde même lorsqu’ils croient se barricader. Et, se livrant, ils nous livrent un peu à nous-mêmes. Ce chemin n’est ni le plus droit ni le plus court.

Car les livres nous réveillent, nous bousculent, nous désolent ou nous réconfortent. Il arrive qu’ils nous confortent simplement. Souvent, ils bougent avec nous, nous disent les choses différemment avec les mêmes mots et les mêmes enchaînements à des moments différents de nos vies, ils nous fouillent, nous éclairent, nous sauvent des naufrages. Ils nous préparent aux déconvenues et nous préviennent qu’il faudra parfois serrer les dents. Ils entassent la paille pour amortir les chocs à venir. Ils brassent l’air pour dégager la vue. Ils nous racontent toutes sortes d’histoires. Des vraies, des fausses, des arrangées, des vraies parce que possibles, vraies parce que belles, vraies parce qu’énigmatiques, vraies parce que sans fin, vraies parce que nous parlant subrepticement d’une inquiétude, d’une joie, d’une aventure, d’un malheur qui nous sont advenus. Ou de quelque embarras qui nous taraude. Ou d’un impossible à concevoir. Nous ne savons pas toujours que nous sommes grâce à eux caparaçonnés d’esprit et d’ardeur pour déjouer les pièges çà et là dispersés sur nos routes par les aléas de la vie.

Extrait p 163-165 de Baroque sarabande  (Philippe Rey, 2018, 9,80 €)

Quand un album s’inscrit dans la Grande histoire, le remettre dans son contexte, c’est lui donner de l’amplitude. Nous en avons fait l’expérience à l’atelier « dégustalivres » de la maison des seniors  à Chalon/ Saône où nous présentions à deux voix la lecture épicée d’Un air de liberté à Congo Square.

Annie, professeur d’histoire-géographie* à la retraite, a fait un vivant exposé, cartes à l’appui, sur la traite négrière rappelant comment les esclaves étaient recrutés (captures de guerre,  enlèvements, achats, échanges) puis triés dans les colonies où le rapport maître-esclave était régi par le code noir. On s’y croyait presque !

La proposition de décompter avec le public les jours de la semaine jusqu’au dimanche festif a bien fonctionné nous amenant jusqu’à aujourd’hui avec les photos de la plaque commémorative et de la stèle près de laquelle on continue à danser et faire de la musique.

* Au collège ou lycée, c’est l’occasion ou jamais d’intégrer des collègues au projet et de leur faire découvrir que des textes illustrés valent des supports de cours !

Pour ceux qui les ont, pensez à proposer en livres cousins, à côté des romans jeunesse sur le sujet :
– deux albums de précédents voyages-lecture évoquant l’esclavage : Les Robinsons de l’ile Tromelin d’Alexandrine Civard-Racinais (Belin) et Catfish  de Maurice Pommier (Gallimard).
– deux romans adulte : Bakita de Véronique Olmi, sorti en poche en janvier 2019 et Underground Railways de Colson Whitehead (Albin Michel).
VML

D’Emmanuel Delorme, professeur de lettres – Chalon/ Saône

A mes élèves de 6e, j’ai fait une lecture partielle de Ruby tête haute me concentrant sur le récit personnel de ses premiers jours à l’école des blancs à l’aide également de photos d’archives. L’observation du tableau nous a permis de remarquer que la virulence des manifestants évoquée dans l’album se retrouvait aussi sur le tableau : la tomate éclatée, les inscriptions racistes…

Les élèves ont spontanément demandé s’il s’agissait d’un tableau célèbre et ont voulu savoir où on pouvait le voir. Si j’en avais eu le temps,  je leur aurais passé la vidéo où l’on voit le président Obama et Ruby adulte face au tableau  «The problem we all live with » de Norman Rockwell. Pour finir, je leur ai suggéré de lire l’album dans son intégralité.
Voila notre bilan de lecture.

Elle se prénomme Ruby.
Elle est née en Lousiane, aux Etats-Unis. Elle a grandi à La Nouvelle-Orléans. Elle est courageuse. Elle a la peau noire.

En 1960, elle a passé une année scolaire seule dans sa classe avec sa maîtresse, Barbara Henry, parce qu’elle était noire.

Nous nous prénommons Alexis, Amine, Asma, Aurélia, Axel, Chloé, Dalila, Elona, Hanaa, Hiranur, Iliana, Mariana, Médhi, Mélinda, Nathan, Noé, Noham, Norah, Rayana, Ruben, Salim, Yanis…
Nous sommes nés à Autun, Berlin, Chalon-sur-Saône, Champigny-sur-Marne, Santa Maria das Feira, Tirana…
Nos familles viennent de Montceau-les-Mines, de Reims, de Saint-Etienne, d’Albanie, d’Algérie, d’Allemagne, d’Angola, des Comores, du Portugal, du Maroc, de Mayotte, du Mexique, de Tchéchénie…
Nous sommes gentils, joyeux, rêveurs, ronchons, sociables, sportifs, timides, voire très timides… Nous pouvons aussi avoir un fort caractère !
Nous sommes beaux, belles, blancs, bruns, grands (un peu), métisses, minces, noirs, petits, de taille moyenne. Nous avons des cheveux longs, la peau blanche, mate, les yeux marron…

En 2019, nous ne nous ressemblons pas, nous sommes tous différents les uns des autres, mais nous sommes dans la même classe, le même collège, et c’est très bien comme ça !

Cher André Langevin, ou Zaü,
au cas où vous ne l’auriez pas appris par votre éditeur, sachez que monsieur Ba fait ce semestre une grande tournée à la rencontre de lecteurs de 10 à 100 ans embarqués dans 1, 2, 3 albums. A force de côtoyer Ba, ou Yön, puisque comme vous il signe ses planches d’un pseudo, c’est comme si je vous connaissais intimement. Il n’est en effet pas difficile de reconnaître en lui votre double. Je voudrais donc vous confier ce qui m’est arrivé ce dimanche 10 février.

En plein après-midi, le téléphone sonne chez moi, l’organisatrice du voyage-lecture. Au bout du fil, une petite voix timide.
– Bonjour, je suis bien à 1, 2, 3 albums.
– Oui, c’est Véronique, l’organisatrice.
– Je voudrais vous dire que c’est trop bien la sélection des albums. Il y en a un que j’aime particulièrement c’est Mille dessins dans un encrier. Celui-là, il est formidable !
– Tu es où ?
– Chez moi.
– Je veux dire dans quel coin de France car des lecteurs d’albums, il y en a un peu partout.
– Je suis en Bourgogne.
– Comment connais-tu les albums ?
– Je les lis en étude au collège.
– Comment t’appelles-tu ?
– Maëlle
– Quel âge as-tu ?
– Onze ans. Excusez, je suis pressée, au revoir et merci.

La façon de raccrocher m’a fait penser à une blague ou à un pari entre copains : pas cap d’appeler au numéro qui est sur les signets ? Si c’est le cas, bravo, les complices n’ont dit mot ni ricané à ses côtés ! Mais le ton était plutôt celui d’une vraie confidence. Peu importe, la surprise fut immense et émouvante : à l’heure des mails et des SMS, une jeune collégienne qui prend son téléphone pour partager son bonheur de lectrice.

Si quelqu’un pense connaître Maëlle, qu’il m’appelle ou m’écrive. Je voudrai lui offrir un exemplaire de cet album merveilleux qu’elle aime tant. Elle me dira peut être alors si elle-même dessine ou si elle aimerait aller à l’école supérieure de dessin de Maître Yön !
VML

A la bibliothèque de Noiron-sous-Gevrey (21) qui dessert  4 communes  (Epernay sous Gevrey, Broindon, Savouges et Noiron) représentant au total 1800 habitants au Sud de Dijon, j’ai adopté depuis plusieurs années, la formule du voyage-lecture  pour les petits de la maternelle comme pour les plus grands de l’école élémentaire et les adultes.

Pour faire d’1, 2, 3 albums un vrai projet lecture intergénérationnel, je m’appuie sur le facteur proximité à chaque étape :
1/ Nos locaux étant mitoyens avec ceux de l’école et les enseignants très impliqués,  je propose à des élèves de CM1 et CM2 de préparer la scénographie. Quand les volontaires sont trop nombreux, les enseignantes doivent se résigner à un tirage au sort. Une fois la scénographie expliquée à ce comité de présentateurs, les élèves s’engagent à lire intégralement l’album correspondant à leur partie. Nous travaillons et répétons sur trois à quatre séances.

2/ Dans le même temps, chaque élève de la classe prépare une invitation personnalisée et signée à transmettre  à un senior de son entourage. Cette année, les enfants ont réalisé une carte qu’ils ont portée au domicile du destinataire choisi autant que possible dans leur rue (merci aux parents qui jouent le jeu et accompagnent les enfants dans la démarche). Une maman a d’ailleurs salué notre initiative : « On se contentait d’un petit « bonjour » avec le vieux monsieur du quartier.  Ma fille était très heureuse de pouvoir l’inviter à la présentation pour le connaître un peu mieux » !

3/ Touchés par l’invitation nominale, les seniors viennent en nombre assister à la scénographie. Cette année sur 48 invitations lancées, 30 personnes ont répondu présents, des habitués et des nouveaux. Une dame nous a dit en arrivant : « Je ne sais pas comment vous avez eu mon adresse mais merci, je suis ravie d’être là ». Ils ont adoré notre petite carte. Ils nous apportent toujours quelque chose (bonbons à partager, lampe à huile, aquarelle…).

    

4/ La scéno est brillamment jouée par les élèves, les plus de 60 ans sont conquis. Après la scéno on parle des objets des livres. Jean ne pouvait pas être présent, il nous a fait passer une vieille lampe à huile et Bernard s’est gentiment proposé pour expliquer aux enfants comment elle fonctionnait. Françoise, ancienne institutrice, nous a confié que chaque lundi matin, elle passait devant chaque table avec son bidon pour remplir  l’encrier de chaque élève de sa classe. Les enfants échangent avec les adultes sur leurs réalisations autour du livre Le labyrinthe de l’âme.

5/ Je propose ensuite à des seniors de préparer avec moi et à tour de rôle les lectures épicées qu’on jouera aux jeunes dans le cadre des visites bi-mensuelles qu’ils font à la bibliothèque. Une dizaine d’entre eux repartent avec un  album.

6/ On se retrouvera tous pour le final. Les CM1 CM2 prépareront la mise en scène de deux livres choisis dans la sélection et les plus de 60 ans sont chargés de nous apporter un souvenir.
Sabrina, bibliothécaire à Noiron-sous-Gevrey